Les enjeux de la nouvelle jurisprudence sur les pratiques anticoncurrentielles en matière de sous-traitance et de récupération du CICE

Concurrence et distribution

Le 31 mars 2023 Par Jérémy BERNARD

Dernière évolution de la jurisprudence en matière de pratiques restrictives de concurrence : l’application de l’interdiction de l’obtention d’un avantage sans contrepartie ou disproportionné aux relations de sous-traitance et à la récupération par le donneur d’ordre d’une partie du CICE perçu par ses sous-traitants

Arrêt de la chambre commerciale de la Cour de cassation du 11 janvier 2023, n° 21-11.163

La Cour de cassation a, dans son arrêt du 11 janvier 2023, précisé que les relations entre un constructeur et ses sous-traitants et l’imposition par le premier d’une ristourne de 2 pourcents sur les prix facturés par les seconds au motif qu’ils bénéficiaient du crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE) tombaient sous le coup de l’interdiction de l’obtention d’un avantage sans contrepartie ou disproportionné, cette conclusion pouvant raisonnablement être étendue à l’ensemble des relations de sous-traitance. La Haute Juridiction a également indiqué que les juridictions pouvaient faire usage de cette interdiction lors du contrôle judiciaire des prix. Si les clauses contractuelles et pratiques unilatérales de ristourne destinée à rétrocéder au donneur d’ordre une partie du CICE dont bénéficie son sous-traitant n’ont pas été condamnées par principe comme constitutif de l’obtention d’un avantage sans contrepartie ou disproportionné, ces clauses et pratiques devront faire l’objet d’une analyse au cas par cas pour s’assurer qu’elles ne risquent pas d’être qualifiées ainsi et être interdites.

  1. En matière de pratiques restrictives de concurrence, l’article L. 442-1, I, 1°, du Code de commerce prohibe le fait, dans le cadre de la négociation commerciale, de la conclusion ou de l’exécution d’un contrat, par toute personne exerçant des activités de production, de distribution ou de services d’obtenir ou de tenter d’obtenir de l’autre partie un avantage ne correspondant à aucune contrepartie ou manifestement disproportionné au regard de la valeur de la contrepartie consentie. Cette interdiction figurait initialement à l’article L. 442-6, I, 1°, de ce même Code jusqu’à l’intervention de l’ordonnance n° 2019-359 du 24 avril 2019 qui l’a transférée à l’article L. 442-1 dudit Code (Ord. n° 2019-359 du 24 avril 2019 portant refonte du titre IV du livre IV du code de commerce relatif à la transparence, aux pratiques restrictives de concurrence et aux autres pratiques prohibées, art. 2).
  2. L’interdiction de l’obtention d’un avantage sans contrepartie ou disproportionné est assez ancienne puisqu’elle figurait en filigrane dans l’ordonnance n° 86-1242 du 1er janvier 1986 (Ord. n° 86-1243 du 1er décembre 1986 relative à la liberté des prix et de la concurrence, art. 36, 1°) et fut pleinement introduite en droit français par la loi n° 2001-420 du 15 mai 2001 dite « Loi NRE » (Loi n° 2001-420 du 15 mai 2001 relative aux nouvelles régulations économique, art. 56). L’objectif de cette disposition est de participer au rééquilibrage des relations entre distributeurs, particulièrement la grande distribution, et fournisseurs en s’assurant que les avantages, notamment les paiements, fournis par les seconds aux premiers au titre de la coopération commerciale ont bien une contrepartie donnée par les premiers aux seconds d’une valeur équivalente à ces avantages.
  3. A titre d’exemple, la Cour d’appel de Colmar a pu considérer qu’un contrat de coopération commerciale par lequel un distributeur a fait financer par son fournisseur la construction d’un nouvel entrepôt enfreignait ladite interdiction dans la mesure où cet avantage ne correspondait à aucun service commercial spécifique pour le fournisseur puisque le stockage et son organisation, lesquels incombent au distributeur en tant d’acheteur, ne contribuent pas à stimuler, au bénéfice du fournisseur, la revente de ses produits (CA Colmar, 12 juin 2008 : BICC 1er mars 2009, n° 296).
  4. C’est dans ce contexte législatif que la Cour d’appel de Paris en 2020 (CA Paris, 4 novembre 2020, n° 19/09129) puis la Cour de cassation en 2023 (C. cass., com., 11 janvier 2023, n° 21-11.163) eurent à déterminer si l’interdiction de l’obtention d’un avantage sans contrepartie ou disproportionné pouvait s’appliquer aux relations entre un constructeur et ses sous-traitants. Au cas d’espèce, la société 3J Charpentes était la sous-traitante de la société OC Résidences ayant pour activité la construction et la commercialisation de maisons individuelles. Or cette seconde imposait unilatéralement une remise exceptionnelle de 2 pourcents sur le prix des prestations que la première lui facturait au motif que ce sous-traitant bénéficiait du crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE).
  5. Par une lettre du 24 juin 2013, la société 3J Charpentes contesta la déduction de cette remise de 2 pourcents au titre du CICE puis sollicita l’intervention du médiateur des entreprises. A la suite de l’échec de la médiation de ce dernier, elle saisit d’une plainte la Direction régionale de l’économie, de l’emploi, du travail et des solidarités d’Occitanie le 7 novembre 2023.
  6. Après enquête de cette direction régionale, le ministre chargé de l’économie assigna le 26 avril 2017 la société OC Résidences devant le Tribunal de commerce de Bordeaux demandant à ce dernier qu’il reconnaisse comme enfreignant l’interdiction de l’obtention d’un avantage sans contrepartie ou disproportionné les pratiques du donneur d’ordre consistant d’une part à déduire systématiquement des factures de ses sous-traitants la remise de 2 pourcents au titre du CICE et d’autre part, à s’octroyer un escompte de 3 pourcents sur les factures réglées en retard. Par jugement du 18 janvier 2019, ce Tribunal fit droit aux demandes du ministre et condamna la défenderesse à mettre fin aux pratiques litigieuses et à rembourser l’indu à plusieurs de ses sous-traitants dont la société 3J Charpentes.
  7. En premier lieu, la Cour d’appel de Paris, saisie en cause d’appel du jugement 18 janvier 2019 du Tribunal de commerce de Bordeaux, comme la Cour de cassation ont considéré que la relation entre un constructeur et ses sous-traitants figurait bien dans le champ d’application de l’interdiction de l’obtention d’un avantage sans contrepartie ou disproportionné posée par l’article L. 442-6, I, 1°, du Code de commerce dans sa rédaction précédant l’entrée en vigueur de la loi n° 2014-144 du 17 mars 2014 (Loi n° 2014-144 du 17 mars 2014 relative à la consommation, dite « Loi Hamon »). Cette rédaction était en effet celle applicable lors de la mise en œuvre des pratiques de la société OC Résidences contestées par le ministre chargé de l’économie.
  8. Cette position paraît peu contestable car le texte de l’article L. 442-6, I, 1°, du Code de commerce, dans sa version antérieure à la loi n° 2014-144 du 17 mars 2014, ne limitait pas son champ d’application aux relations entre distributeurs et fournisseurs mais visait « tout producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au répertoire des métiers», à savoir un artisan, dans ses relations avec un « partenaire commercial». Ladite position serait également conforme à la volonté du Législateur lequel n’a cessé d’étendre ce champ d’application et dernièrement avec l’ordonnance n° 2019-359 du 24 avril 2019. C’est au demeurant la solution qu’avait retenue en 2015 la Commission d’examen des pratiques commerciales en affirmant que la lettre de ce texte ne limitait pas son application aux seuls services de coopération commerciale rendus par un distributeur à son fournisseur (CEPC, avis n° 15-22 du 21 mai 2015).
  9. Il résulte de cette extension constante que depuis l’ordonnance n° 2019-359 du 24 avril 2019 et à ce jour, l’interdiction de l’obtention d’un avantage sans contrepartie ou disproportionné vise pratiquement tout type de relation commerciale entre entreprises. Elle trouve en effet à s’appliquer aux pratiques déployées, « dans le cadre de la négociation commerciale, de la conclusion ou de l’exécution d’un contrat, par toute personne exerçant des activités de production, de distribution ou de services» (Code de commerce, art. L. 442-1, I, 1°). Pour cette raison, la position de la Cour d’appel de Paris et de la Cour de cassation selon laquelle les relations entre un constructeur et ses sous-traitants relèvent de cette interdiction reste d’actualité.
  10. Au surplus, le caractère très large du champ d’application de l’interdiction de l’obtention d’un avantage sans contrepartie ou disproportionné permet d’affirmer qu’elle serait imputable à tous les relations de sous-traitance quel que soit le secteur d’activité. La seule limite serait qu’une disposition législative spécifique à une activité édicte une règle incompatible avec cette interdiction et pour cette raison impose d’écarter cette dernière selon le principe specialia generalibus derogant (Les lois spéciales dérogent aux lois générales. Cf. Code civil, art. 1105, al. 3).
  11. En deuxième lieu, la Cour d’appel de Paris avait refusé de faire application de l’interdiction de l’obtention d’un avantage sans contrepartie ou disproportionné à la ristourne de 2 pourcents que la société OC Résidences imputait unilatéralement aux factures de ses sous-traitants à raison du bénéfice par ces derniers du CICE. Cette juridiction justifiait sa décision par le fait que, si elle pouvait effectivement procéder au contrôle judiciaire du prix puisque la ristourne litigieuse et donc les prix pratiqués n’avaient pas fait l’objet d’une libre négociation entre les parties, ce contrôle ne pouvait être effectué qu’au travers de l’interdiction faite à une partie de soumettre ou tenter de soumettre l’autre partie à des obligations créant un déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties (Code de commerce, art. L. 442-6, I, 2°, transféré par l’ordonnance n° 2019-359 du 24 avril 2019 à Code de commerce, art. L. 442-1, I, 2°).
  12. En 2017, la Cour de cassation avait admis que les juridictions peuvent vérifier l’adéquation du prix au bien ou service objet de ce prix et ainsi procéder à un véritable contrôle judiciaire du prix dès lors que le prix ne résulte pas d’une libre négociation entre les parties et se trouve être constitutif d’un déséquilibre significatif entre les droits et obligations des parties (C. cass., com. 25 janvier 2017, n° 15-23.547 : D. 2017 Chron. C. cass. 1076, obs. Tréard ; ibid. 481, note Buy ; AJ contrat 2017.132, obs. Ferré et Pihéry ; RTD com. 2017.601, obs. Chagny ; RTD civ. 2017. 383, obs. Barbier ; JCP E 2017, n° 1135, note Le Gac-Pech ; JCP 2017, n° 255, note Béhar-Touchais ; CCC 2017, n° 77, obs. Mathey ; RJDA 2017, n° 286 ; LPA 19 mai 2017, note Voisset ; RLDA avr. 2017.14, note Leroy et Beaumont ; RLC mars 2017.17, note Vanni et Martin ; ibid. mai 2017. 32, note Grall et Malle). La Cour d’appel de Paris fit une application stricte de cette jurisprudence.
  13. Dans son arrêt du 11 janvier 2023, la Haute Juridiction rejeta cette tentative de limiter le contrôle judiciaire du prix à la seule interdiction des déséquilibres significatifs. Faisant prévaloir la lettre du texte posant l’interdiction de l’obtention d’un avantage sans contrepartie ou disproportionné dans sa version applicable à notre espèce, elle affirma que cette interdiction peut être utilisée par le juge au titre de ce contrôle et ce faisant, ouvrit un nouveau fondement au contrôle judiciaire du prix. En dépit des modifications de la rédaction du texte posant ladite interdiction intervenue depuis lors, l’interprétation faite par la Haute Juridiction reste à ce jour parfaitement valable puisque dans sa version actuelle, ce texte reste général et n’est pas restreint au cas où les prix ont fait l’objet d’une négociation.
  14. En troisième et dernier lieu, la Cour de cassation, par sa décision du 11 janvier 2023, n’a pas condamné pas par principe comme constituant l’obtention d’un avantage sans contrepartie ou disproportionné les clauses contractuelles et pratiques unilatérales permettant à un donneur d’ordre à récupérer une partie du CICE dont bénéficie son sous-traitant au travers d’une ristourne sur le prix de ces derniers. En effet et en appliquant la jurisprudence traditionnelle en la matière, de telles clauses ou pratiques pourraient être qualifiées comme telle si étaient réunis les éléments suivants :
    • la ristourne n’est pas la contrepartie de prestations réelles et concrètes rendues par le donneur d’ordre au sous-traitant (CA Paris, 29 juin 2016, n° 14/09786 – Confirmé par C. cass., com., 26 septembre 2018, n° 17-10.173 – CA Paris, 15 janvier 2015, n° 13/03832 : AJCA 2015, p. 137, obs. Fourgoux – Confirmé par C. cass., com., 15 mars 2017, n° 15-18.381 – CA Rennes, 5 novembre 2008, n° 07/04842) ;
    • les prestations fournies par le donneur d’ordre en contrepartie de cette ristourne sont dénuées d’intérêt pour le sous-traitant (CA Paris, 8 février 2017, n° 15/02170 – CA Paris, 1er juillet 2015, n° 14/03593) ; et
    • la valeur de ladite ristourne est manifestement disproportionnée au regard de celle de la contrepartie octroyée par le donneur d’ordre (CA Paris, 13 septembre 2017, n° 15/24117), la preuve de l’existence ou de l’absence de ce caractère manifestement disproportionné s’avérant particulièrement complexe.
  15. En conséquence, les donneurs d’ordre vont devoir se livrer à un travail d’analyse in concreto pour déterminer dans quelle mesure ils peuvent obtenir de leurs sous-traitants une rétrocession du bénéfice du CICE et à quel niveau fixer cette rétrocession. Cette analyse sera d’autant plus compliquée à conduire qu’il n’existe pas à ce jour de jurisprudence adaptée à une relation de sous-traitance pour les y aider, les juridictions venant tout juste de reconnaitre que l’interdiction de l’obtention d’un avantage sans contrepartie ou disproportionné s’appliquait à ce type de relation.
  16. A ce stade préliminaire, l’on peut se demander si des services d’assistance à l’obtention du CICE fournis par le donneur d’ordre à des sous-traitants, particulièrement ceux relevant de la catégorie des petites et moyennes entreprises et donc peu équipés pour entreprendre les démarches administratives permettant l’obtention du CICE, ne pourraient pas être vus comme une contrepartie réelle, concrète et présentant un intérêt pour ces sous-traitants à une rétrocession d’une partie du bénéfice du CICE. Quant au niveau auquel fixer cette rétrocession pour qu’il ne soit pas considéré comme manifestement disproportionné, il dépendrait de l’impact concret de ce service d’assistance sur la présentation effective et la qualité du dossier de demande de CICE.
  17. Pour mémoire, les sanctions des infractions à l’interdiction de l’obtention d’un avantage sans contrepartie ou disproportionné sont sévères dans l’espoir de les rendre dissuasives. En effet, les juridictions peuvent prononcer à l’encontre de l’auteur de ces infractions, à savoir le donneur d’ordre dans notre cas, l’une ou plusieurs des sanctions suivantes (Code de commerce, art. L. 442-4, I et II) :
    • à la demande de toute personne intéressée, l’indemnisation de l’ensemble des préjudices, direct comme indirect, subis à raison l’infraction ;
    • à la demande de toute personne intéressée, du ministère public ou du ministre chargé de l’économie, la répétition, à savoir restitution aux victimes, des avantages indus en résultant ;
    • à la demande de ces derniers, la cessation de l’infraction au besoin sous astreinte ;
    • à la demande des mêmes, la nullité des clauses ou contrats supports de l’infraction ;
    • à la demande du ministère public ou du ministre chargé de l’économie, une amende civile dont le montant ne peut excéder le plus élevé de l’un des 3 plafonds suivants :
      • 5 millions d’euros ;
      • le triple du montant des avantages indument perçus ou obtenus ; ou
      • 5 pourcents du chiffre d’affaires hors taxes réalisé en France par l’auteur de l’infraction lors du dernier exercice clos depuis l’exercice précédant celui au cours duquel cette infraction été mise en œuvre ; et
    • de manière systématique, la publication, la diffusion ou l’affichage, au besoin sous astreinte, de la décision de la juridiction saisie ou d’un extrait de celle-ci selon les modalités décidées par cette juridiction, y compris l’insertion de cette décision ou d’un extrait de celle-ci dans le rapport établi sur les opérations de l’exercice par les gérants, le conseil d’administration ou le directoire de l’entreprise condamnée.
Jérémy Bernard
Jérémy BERNARD Avocat associé

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