Guerre des juges au sommet de l’Union européenne : l’arrêt de la Cour constitutionnelle fédérale allemande de Karlsruhe

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Le 12 mai 2020 Par Jérémy BERNARD

Guerre des juges au sommet de l’Union européenne : l’arrêt de la Cour constitutionnelle fédérale allemande de Karlsruhe (BVerfG, arrêt du 2ème Sénat, 5 mai 2020, 2 BvR 85915)

Le 5 mai 2020, la Cour constitutionnelle fédérale allemande (Bundesverfassungsgericht, ci-après la « BVerfG ») siégeant à Karlsruhe a adopté un arrêt  par sept voix contre une constituant une véritable déclaration de guerre à la Cour de justice de l’Union européenne (ci-après la « Cour de Justice »).

1. En 2016, la BVerfG avait été saisie par un groupe de citoyens allemands de quatre plaintes constitutionnelles appelées encore recours ultra vires. Un tel recours est une action portée directement devant la BVerfG par toute personne se considérant victime d’une infraction aux garanties des libertés fondamentales inscrites dans la Loi fondamentale pour la République fédérale d’Allemagne (Grundgesetz für die Bundesrepublik Deutschland) par l’un des organes de l’Etat fédéral allemand et par lequel le requérant demande à la juridiction saisie la sanction de cette infraction.

Au cas d’espèce, les quatre plaintes constitutionnelles visaient non seulement la participation d’organes de l’Etat fédéral allemand au Public Sector Purchase Programme (ci-après le « PSPP ») initié par la Banque centrale européenne (ci-après la « BCE ») mais également la BCE elle-même pour avoir mis en place et exécuté ce programme.

Parmi les signataires de ces plaintes figuraient certains des fondateurs de l’Alternative für Deutschland (AfD).  Née d’une scission de la Christlich Demokratische Union Deutschlands (CDU), le parti chrétien-démocrate allemand, l’AfD avait été fondée par des économistes eurosceptiques critiquant, sur le plan politique, le PSPP comme une intervention étatique contraire aux principes de laisser-faire et libre concurrence et contestant le soutien apporté par la CDU à ce programme. Depuis lors, l’AfD est devenue un parti d’extrême droite exprimant de temps à autre des sympathies néonazies.

2. Le PSPP a été établi en mars 2015 par une décision du Conseil des Gouverneurs de la BCE et étendu par deux autres décisions de ce Conseil de décembre 2015 et mars 2016 afin de répondre à la crise des dettes publiques de certains Etats membres de l’Union européenne, dont l’Italie et la Grèce. Ces décisions ont depuis été abrogées et remplacées par une décision de février 2020. Ce programme consiste pour l’Eurosystème à acheter sur le marché secondaire des titres de dette émis par toutes les entités faisant partie du secteur public des Etats de l’Eurosystème dans la limite de trente-trois pourcents du volume total de dette émise par toutes les entités du secteur public d’un même Etat.

L’Eurosystème est composé des banques centrales nationales des Etats membres de l’Union européenne ayant l’euro pour monnaie et de la BCE. Il est placé sous la supervision de cette dernière. Il a pour mission d’être l’autorité monétaire de la zone euro et pour objectif la stabilité des prix.

Quant au Conseil des Gouverneurs de la BCE, il est l’organe de cette institution chargé de définir la politique monétaire de la zone euro et de prendre les orientations et décisions nécessaires à l’accomplissement par la BCE et l’Eurosystème des mandats que leur confie le traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (ci-après le « TFUE »). Il se compose des six membres du Directoire de la BCE, dont le Président ou la Présidente de cette dernière, et des Gouverneures des banques centrales nationales des Etats membres de l’Union partageant l’euro.

3. Avant de rendre son arrêt du 5 mai 2020, la BVerfG avait saisi la Cour de Justice de cinq questions préjudicielles destinées à déterminer si les décisions du Conseil des Gouverneurs de la BCE créant et étendant le PSPP avaient enfreint les dispositions du TFUE définissant le mandat donné à cette banque centrale.

La Cour de Justice y avait répondu par son arrêt préjudiciel du 11 décembre 2018, Heinrich Weiss e.a., aff. C-493/17. Dans cette décision, la Haute Juridiction de l’Union avait adopté une interprétation du TFUE soutenant l’action de la BCE et reconnaissait, explicitement dans le dispositif même du jugement, la validité des trois décisions créant et modifiant le PSPP.

4. Par son arrêt du 5 mai 2020, la BVerfG a purement et simplement refusé d’appliquer l’interprétation du TFUE faite par la Cour de Justice dans son arrêt préjudiciel du 11 décembre 2018 ainsi que la validation des décisions de la BCE établissant le PSPP figurant dans ce même arrêt. La juridiction allemande a préféré lui substituer sa propre appréciation du traité et fonda son analyse sur le principe de proportionnalité afin de déterminer si la BCE aurait excédé le mandat conféré par le TFUE en mettant en place le PSPP. Selon ce principe commun au droit constitutionnel allemand et au droit de l’Union européenne, une mesure est conforme à la Loi fondamentale allemande ou aux traités européens (selon le cas) si elle est proportionnelle, c’est-à-dire si aucune autre mesure moins contraignante ne pouvait être adoptée pour atteindre l’objectif assigné à la mesure contestée.

Pour la BVerfG, si la BCE avait excédé son mandat, elle aurait mis en cause la répartition des compétences entre, d’une part, l’Union européenne et, d’autre part, ses Etats membres. Cette répartition de compétences repose sur le principe de la compétence d’attribution, à savoir que l’Union européenne ne dispose que des compétences qui lui sont attribuées par le traité sur l’Union européenne (ci-après le « TUE ») et le TFUE et ne peut en exercer d’autres. Or si ce principe de la compétence d’attribution et plus généralement la répartition des compétences prévue par les traités européens avaient été remis en cause par la BCE, cette situation aurait, selon la Cour de Karlsruhe, été constitutive d’une infraction au principe de démocratie, lequel inclut celui de la souveraineté du peuple, et à la répartition des pouvoirs, en particulier les pouvoirs budgétaires de la Diète fédérale allemande (Bundestag) et les compétences dévolues aux Etats fédérés allemands (Länder), inscrits dans la Loi fondamentale allemande.

5. Toutefois dans son arrêt du 5 mai 2020, la BVerfG refusa de condamner à ce stade l’Etat fédéral allemand et la BCE et pour cette raison, rejeta les plaintes dont elle avait été saisie.

En effet, la juridiction allemande y indiquait ne pas s’estimer convaincue par l’analyse de proportionnalité faite par le Conseil des Gouverneures de la BCE dans les motifs de ses décisions établissant le PSPP. En conséquence, elle enjoignit à la Diète fédérale et au Gouvernement fédéral allemand (Bundesregierung) de prendre toute mesure afin que la BCE procède à une nouvelle analyse de proportionnalité du PSPP dans un délai de trois mois et à communiquer cette nouvelle analyse à la Cour.

La BVerfG précisait encore que si aucune nouvelle analyse ne lui était fournie au terme de ce délai de trois mois ou si cette nouvelle analyse était insuffisante à établir à suffisance la proportionnalité des décisions instituant le PSPP, la Loi fondamentale allemande interdirait aux organes de l’Etat fédéral allemand, dont la Banque fédérale (Bundesbank), de continuer à participer au PSPP et de procéder à l’achat de nouveau titre de dette public dans le cadre de ce programme et leur imposerait de revendre les titres déjà détenus.

6. Avec son arrêt du 5 mai 2020, la BVerfG a contesté deux principes cardinaux du droit de l’Union européenne alors que cette organisation est une construction fondée sur le droit.

Premièrement, la Cour de Karlsruhe fit primer la Loi fondamentale allemande sur le droit de l’Union européenne. Ce faisant elle a enfreint le principe de primauté du droit de l’Union. D’essence fédérale, ce principe général du droit de l’Union est l’un des plus anciens et importants puisqu’il établit que tout acte de l’Union européenne prime sur le droit national des Etats membres de l’Union et que si une disposition du droit national était contraire à un acte de l’Union, le juge national devait écarter cette disposition nationale et appliquer à la place l’acte de l’Union.

Secondement, la BVerfG s’est reconnue une autorité supérieure à la Cour de Justice pour interpréter les traités européens alors que ces traités donnent à la seconde une compétence exclusive pour assurer le respect du droit dans l’interprétation et l’application de ces traités. En conséquence de cette compétence exclusive, un arrêt adopté par la Haute Cour de l’Union répondant à une ou plusieurs questions préjudicielles lie en tout point la juridiction nationale lui ayant adressé la ou les questions préjudicielles à l’origine de cet arrêt.

Or la BVerfG a écarté l’arrêt préjudiciel que la Cour de Justice avait rendu à sa demande dans la présente espèce considérant que dans cette décision, la Haute Juridiction de l’Union s’était livrée à une interprétation incompréhensible du mandant donnée à la BCE par le TFUE, laquelle devait de ce fait être considérée comme arbitraire. La Cour de Karlsruhe en conclut que pour cette raison, la Cour de Luxembourg avait excédé son pouvoir d’assurer le respect du droit et que dès lors sa décision perdait toute autorité et ne la liait plus.

­­7. La position adoptée par le BVerfG appelle, en droit, à au moins deux réactions des institutions de l’Union européenne.

Tout d’abord, il apparaît illégal au regard du TUE et du TFEU et inopportun pour la BCE de répondre à la demande indirecte de la BVerfG de procéder à une nouvelle analyse de proportionnalité. Celle-ci est, selon les traités européens, une institution indépendante de l’Union européenne, c’est-à-dire que ses actes ne sont soumis à aucune tutelle nationale ou européenne et peuvent uniquement faire l’objet d’un contrôle de légalité conduit par la seule Cour de Justice et non par une juridiction nationale.

8. Ensuite, la jurisprudence de l’Union européenne a de manière constante reconnu qu’un manquement d’Etat pouvait résulter d’une décision d’une juridiction nationale enfreignant le droit de l’Union. Dès lors et de manière évidente, l’arrêt du 5 mai 2020 de la BVerfG serait constitutif d’un manquement d’Etat et devrait, sur le plan juridique, être condamné comme tel.

Seule la Cour de Justice a compétence pour sanctionner un manquement d’Etat. Seule la Commission européenne ou un Etat membre de l’Union européenne peut la saisir d’un recours à cette fin. Si la Haute Juridiction de l’Union reconnaissait que l’arrêt du 5 mai 2020 de la BVerfG était constitutif de manquement d’Etat, l’Allemagne aurait l’obligation de prendre toute mesure, y compris une modification de sa Loi fondamentale, pour y mettre fin dans un délai raisonnable. A défaut, la Cour de Justice pourrait, sur la saisine de la seule Commission européenne, la condamner à payer une amende et/ou une astreinte.

A ce jour, aucun Etat membre de l’Union européenne n’a présenté un recours en manquement d’Etat et il semble peu probable que l’un d’eux prenne une telle initiative contre l’arrêt du 5 mai 2020 de la BVerfG. Quant à la Commission européenne, elle est prise entre la très forte influence allemande laquelle l’empêcherait d’agir contre cet arrêt et la nécessité de préserver son autorité et l’intérêt général de l’Union européenne, dont elle est la gardienne, lequel lui imposerait au contraire d’agir. Il semblerait toutefois qu’elle envisage d’initier une procédure de manquement d’Etat à raison de cet arrêt.

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